Plaquettes sanguines : une production… sous pression !

Soupçonniez-vous que la production de certaines de nos cellules sanguines pouvait en partie être perturbée par de véritables pressions exercées sur les cellules qui leur donnent naissance ? De toutes récentes découvertes effectuées à Strasbourg mettent en lumière ces étonnants mécanismes. Plongeons ensemble dans les méandres de notre moelle osseuse pour comprendre ce qui s’y joue.

Cet article est la retranscription de l’émission « Eurêka » diffusée sur l’antenne de RCF Alsace le 17 octobre 2024, en partenariat avec la Délégation régionale Inserm Est. Cet épisode est réécoutable en cliquant ici.

Dans une poignée de jours, des enfants vont probablement se bousculer à votre porte en quête de friandises, le visage barbouillé de faux sang… Halloween : cette drôle de fête morbide et sanguinolente pour se faire peur, alors-même que le sang est le liquide le plus emblématique nous permettant la vie ! Ce fluide vital, dont aucun substitut n’existe, parcourt sans discontinuer nos artères et nos veines, pulsé par notre cœur. Notre réseau de vaisseaux sanguins s’étendant sur environ 200 kilomètres, ce précieux liquide rouge se voit ainsi entraîner dans une course quotidienne de près de 100 000 kilomètres de vaisseaux, soit plus de deux fois le tour de la Terre !

Quels sont donc les composants du sang, dont nous possédons environ 5 litres une fois adulte ? Je vous présente la famille « cellules sanguines », dont chacun des membres joue un rôle spécifique et complémentaire, œuvrant au bon fonctionnement de nos organes en transportant l’oxygène, des nutriments, des anticorps et des hormones.

Aîné de la fratrie, toujours soucieux de faire du lien en veillant à ce que la communication soit fluide, j’ai nommé : le plasma ! Toutes nos cellules sanguines baignent dans le plasma, ce liquide très majoritairement composé d’eau salée et qui constitue à lui seul la moitié des composants de notre sang. C’est grâce à lui qu’elles peuvent circuler dans l’ensemble du système vasculaire et mener à bien leurs missions.

Vient ensuite le cadet : la superstar de la fratrie, dont tout le monde connaît le nom, et qui a tendance à pomper un peu l’air de ses frères et sœurs… Je veux bien sûr parler des globules rouges. « Pomper l’air », car ils ont pour mission de transporter l’oxygène des poumons vers les tissus et de récupérer en retour le gaz carbonique, afin de l’évacuer lors de l’expiration. Les globules rouges sont de loin les cellules les plus nombreuses dans le sang puisqu’ils représentent près de la moitié du volume sanguin. C’est d’ailleurs les globules rouges qui donnent au sang sa couleur… rouge. Ils contiennent en effet la fameuse hémoglobine, la protéine qui transporte et approvisionne chacune de nos cellules en oxygène. Or l’hémoglobine est riche en fer ; un peu comme si elle rouillait, elle prend sa couleur rougeâtre lorsqu’elle est en contact avec de l’oxygène.

Mais continuons les présentations de notre famille « cellules sanguines » : le membre suivant est l’intrépide, celui qui va au front, qui sort les griffes face à des attaques qu’il juge insoutenables ; bref, c’est un peu le cousin qu’il ne s’agit pas de contrarier au risque de le regretter… J’ai nommé les globules blancs, qui sont finalement les petits soldats de notre organisme. Ils luttent contre les infections extérieures que notre corps peut être amené à subir (virus, bactéries, parasites…) , en produisant des anticorps, et constituent donc un maillon essentiel de notre système immunitaire. 

On en vient au benjamin de la famille, vous savez, celui qui essaye d’en placer une mais à qui on a longtemps pas fait de place, celui dont le nom vient toujours en dernier et après une hésitation, celui dont on se rend compte avec le temps qu’il a finalement bien des choses intéressantes à nous raconter. Notre benjamin, c’est la plaquette !

Bon, en fait, les plaquettes ne sont pas des cellules en tant que telles – ça a d’ailleurs contribué au désintérêt qu’on lui a longtemps porté. Nous pouvons les décrire comme des fragments de cellules en forme de disque qui circulent dans le sang, dépourvus de noyau et donc d’ADN. Et pour ne rien arranger, ce sont les plus petits éléments du sang : la plaquette environ 3 fois plus petite que son aîné le globule rouge. Petites par la taille, mais grandes par le nombre : 150 à 400 milliards de plaquettes par litre de sang circulent chez l’humain, des chiffres étourdissants qui continuent d’ailleurs d’intriguer les scientifiques… Avec une durée de vie de seulement 7 à 10 jours, la production de plaquettes par notre corps se doit d’être très soutenue.

Et pour cause : les plaquettes jouent un rôle fondamental dans l’arrêt des saignements en prévenant ou stoppant les hémorragies. Lors d’une coupure par exemple, les plaquettes adhèrent à la surface exposée du vaisseau en s’agglutinant les unes sur les autres, formant ainsi un clou plaquettaire. Des protéines du plasma viennent ensuite sceller ce clou, donnant lieu à la fameuse coagulation. Pas si bête, la plaquette. D’ailleurs, une diminution importante du nombre de plaquettes suite à un traumatisme, un traitement chimiothérapeutique ou un cancer de la moelle, menace sérieusement la vie des patients. 

Longtemps méconnues, décrites littéralement comme de simples « poussières » par leurs premiers observateurs, nos petites plaquettes méritent pourtant tout notre amour… 

Un mégacaryocyte sous pression

Heureusement pour elle, notre plaquette mal-aimée a une admiratrice de la première heure, en la personne de Catherine Léon. Catherine Léon est chercheuse Inserm au laboratoire « Biologie et pharmacologie des plaquettes sanguines » (Université de Strasbourg/Établissement Français du Sang/Inserm) dirigé par Pierre Mangin, situé à Strasbourg au sein du centre de transfusion. Catherine Léon y a posé ses microscopes au milieu des années 1990 et rapidement orienté ses recherches sur la manière dont les plaquettes sont produites… avec un intérêt tout particulier pour la moelle osseuse.

Pourquoi donc la moelle osseuse ? Et bien parce que toutes les cellules sanguines sont produites dans la moelle osseuse, cette partie molle et spongieuse à l’intérieur de la plupart des os. La moelle osseuse est le berceau de cellules particulières, capables de se multiplier et de donner naissance aux différents constituants du sang. On les appelle – gardez votre sang froid – les cellules souches hématopoïétiques.

Celles-ci perçoivent des signaux de la part des cellules environnantes ou de caractéristiques de la moelle osseuse qui les héberge, comme sa rigidité ou son oxygénation. Ces signaux vont leur permettre de donner naissance, entre autres, à des cellules géantes appelées « mégacaryocytes » (qui signifie littéralement « gros noyau »). Or, ces gros noyaux, de loin les plus grosses cellules de la moelle osseuse, ne sont ni plus ni moins que les cellules donnant naissance aux plaquettes sanguines.

Lorsqu’ils sont matures, les mégacaryocytes se trouvent à proximité de petits vaisseaux sanguins de la moelle osseuse, où ils vont déverser une partie de la substance qui les composent en formant de longs prolongements. Ces prolongements, sortes de « bras » flottants, sont appelées proplaquettes ; ils seront ensuite arrachés sous l’effet du flux sanguin, formant ainsi les plaquettes sanguines. Contrairement aux globules rouges et blancs, le mégacaryocyte n’entre pas directement dans la circulation sanguine ; il se dégrade d’ailleurs après avoir donné naissance à toutes les plaquettes qu’il était en mesure de produire.

Image de microscopie sur fond noir, montrant un mégacaryocyte, en violet, cultivé en 3D et formant des plaquettes.
Mégacaryocyte cultivé en 3D et formant des plaquettes. ©Catherine Léon

Parmi les zones d’ombre qui demeuraient jusqu’alors, celle de la compréhension des mécanismes garantissant la libération des plaquettes ou proplaquettes au bon endroit : c’est-à-dire dans les vaisseaux pour qu’elles rejoignent la circulation sanguine, et non au sein de la moelle osseuse. Dans un article publié il y a seulement quelques semaines dans une prestigieuse revue scientifique, Catherine Léon apporte des clés de compréhension majeures. Pour ce faire, elle s’est penchée sur le rôle des forces mécaniques ; oui oui : mécaniques.

Selon les rigidités diverses qui environnent les cellules, ou les pressions qu’elles subissent, la suite de l’histoire peut prendre des tournures absolument différentes. Autrement dit, les cellules sont soumises à de véritables pressions qui vont influencer leur mode de division, de croissance, de différentiation ou même leur survie. Les récents résultats que notre chercheuse publie sont l’aboutissement d’études successives qu’elle a mené sur plusieurs années. Pour tester différentes pressions exercées sur les mégacaryocytes, elle en a cultivé artificiellement, in-vitro, immergés dans des substances plus ou moins liquides, notamment dans des gels aux propriétés spécifiques. 

Catherine et son équipe, dont ses fidèles techniciennes Josiane Weber et Laurie Ruch, sont parvenus à montrer que le mégacaryocyte confiné dans la moelle osseuse subit de fortes pressions par les cellules voisines. Face à ces pressions, notre gros noyau sort les muscles et augmente son cytosquelette, sorte de carapace entourant quasiment l’intégralité des cellules des organismes vivants ; objectif : résister aux pressions extérieures. Or, cette carapace renforcée empêche que les proplaquettes ne se forment.

Par exemple, lorsque des patients sont traités par chimiothérapie, il y a fréquemment des effets secondaires entrainant une myélosuppression (c’est-à-dire ayant pour conséquence de diminuer la production de cellules sanguines). A ce moment-là, la pression dans la moelle est diminuée et les proplaquettes s’y forment de manière inappropriée. Piégées, elles sont ensuite incapables de rejoindre la circulation sanguine, ce qui peut contribuer à diminuer encore plus le nombre de plaquettes circulantes, faisant courir des risques importants au patient. 

Depuis des années, Catherine était précurseure dans l’étude des forces mécaniques exercées sur les mégacaryocytes, et la seule en France à s’intéresser à ce champ de la biomécanique dans la formation des plaquettes. Aujourd’hui, cette publication sonne comme un véritable accomplissement. Pour autant, Catherine fourmille d’idées pour la suite afin de toujours mieux comprendre ce qui met littéralement nos cellules sous pression… 

Quelles perspectives ?

Ces résultats pourraient avoir des implications cliniques importantes. D’une part, pour le développement de nouvelles stratégies de traitement chez les patients en déficit de plaquettes, lié à des perturbations de la moelle osseuse, notamment en cas de chimiothérapie ou de cancer hématologique. D’autre part, ces résultats pourraient aussi permettre des avancées technologiques pour l’amélioration de la production de plaquettes en laboratoire. Pour l’heure, les procédés ne rivalisent pas avec la quantité impressionnante de plaquettes que notre organisme est capable de produire.

Catherine quant à elle va plutôt continuer ses activités de recherche fondamentale, en creusant ce sillon de la mécanobiologie. Elle va désormais braquer son microscope sur le passage du mégacaryocyte à travers le vaisseau de la moelle osseuse par lequel s’échappent les proplaquettes. Comment les propriétés mécaniques de la moelle impactent cette transmission ? Les cellules qui tapissent la face interne des vaisseaux laissent-elles passer « volontairement » le mégacaryocyte face à la poussée qu’il exerce, une fois arrivé à maturité ?

Autant de questions encore en suspens, dont les réponses feront, qui sait, peut-être un jour l’objet d’un nouvel épisode d’Eurêka !