Peut-on confier sa santé aux applications spécialisées ?

Healthforyou pour le suivi de sa condition physique, Petit BamBou pour prendre soin de sa santé mentale, Clue pour contrôler ses cycles menstruels ou encore les tensiomètres connectés Withings… La santé mobile ou m‑santé recouvre un univers très diversifié d’objets connectés et d’applications. D’après la Haute Autorité de santé (HAS), le nombre d’applications en santé a été multiplié par sept entre 2016 et 2020, passant de 100 000 à plus de 350 000. Leur principale promesse est très louable : nous aider à prendre soin de notre santé et de notre bien-être. Mais sont-elles vraiment fiables, efficaces et sécurisées ? Trois experts répondent.

Un article à retrouver dans le prochain numéro du magazine de l’Inserm

Pour Linda Cambon…

Lina Cambon, illustration d'Iris Hatzfeld
Lina Cambon ©Iris Hatzfeld

Linda Cambon est coresponsable du consortium scientifique Evidans, CHU Bordeaux.

Dans les applications qui accompagnent et motivent le changement de comportements (arrêt du tabac, pratique sportive), les utilisateurs tirent un double avantage de leur usage : l’accessibilité à des contenus éducatifs et à des groupes, ainsi qu’une certaine efficacité à court terme. En effet, au fil du temps, le levier de la motivation ne suffit plus à lui seul et l’utilisateur est confronté à la durabilité du changement de comportement, qui dépasse les capacités d’accompagnement de la majorité des applications. 

D’autant qu’elles sont de qualité variable : certaines s’appuient sur des techniques de changement de comportement qui ont démontré leur efficacité tandis que d’autres ne reposent sur aucun fondement scientifique et éthique. Aucune régulation ou stratégie d’informations ne permettent de les différencier. Certaines applications, comme celles liées au sommeil ou à la nutrition, peuvent créer de l’anxiété ou de la dépendance, orienter les comportements défavorablement, se substituer à une prise en charge experte d’un professionnel de santé. 

Enfin, le dernier risque est plus sociétal et constitue mon cheval de bataille : celui de se tromper de cible. Derrière une rhétorique d’innovation, nous sommes en réalité encore et toujours sur une responsabilité individualisée des comportements liés à la santé, qui sont avant tout la conséquence des conditions de vie des personnes. La rhétorique de la promesse faite sur l’usage de ces applications en prévention est l’arbre qui cache la forêt. Elle légitime de ne pas adresser les vrais enjeux de prévention que sont les déterminants sociaux de la santé, c’est-à-dire les conditions dans lesquelles les gens naissent, vivent, travaillent, vieillissent et l’impact de ces conditions sur les fardeaux actuels et les inégalités sociales de santé.

Pour Catherine Vidal…

Lina Cambon, illustration d'Iris Hatzfeld
Catherine Vidal © Iris Hatzfeld

Catherine Vidal est neurobiologiste et membre du comité d’éthique de l’Inserm.

À l’ère du numérique, un secteur phare est celui des applications sur téléphone mobile pour le suivi des cycles menstruels et le contrôle de la fertilité dans un but de contraception ou de conception. Plusieurs centaines de millions de femmes les utilisent dans le monde et notamment un tiers des Américaines. Les intérêts sont multiples : commodité d’utilisation, gratuité et autonomisation des femmes dans le contrôle de leurs cycles, autant d’avantages dans un contexte de pénurie de gynécologues médicaux. 

Le groupe de travail Genre et recherches en santé du comité d’éthique de l’Inserm s’est penché sur les enjeux éthiques de l’usage des technologies numériques dédiées à la santé des femmes, appelées « Fem-Tech ». Des études internationales ont mis en question leur fiabilité, concernant notamment la prédiction de la date d’ovulation. De plus, la majorité des applications partagent les données intimes des femmes avec des « tierces parties » (Google, Facebook, Amazon…), le plus souvent à l’insu des usagères, avec pour objectif l’exploitation de ces données à des fins commerciales ou autres. En Europe, le Règlement général sur la protection des données (RGPD) protège les données personnelles. Cependant, il ne concerne que les applications et objets connectés qui ont le statut de dispositif médical, démontrant un niveau de qualité et d’efficacité conforme à la réglementation européenne. Or, une majorité d’applications dédiées à la santé des femmes se trouvent dans la catégorie « bien-être » et non « dispositif médical », et échappent ainsi aux règles de protection des données. Ce constat renvoie au besoin urgent de mettre en place des programmes d’éducation au numérique qui permettent au plus grand nombre de femmes (et d’hommes) d’en d’évaluer les bénéfices et les risques.

Pour Boris Hansel…

Boris Hansel, illustration d'Iris Hatzfeld
Boris Hansel © Iris Hatzfeld

Boris Hansel est nutritionniste, endocrinologue et coresponsable du Centre de responsabilité santé connectée à l’hôpital Bichat Claude-Bernard à Paris.

Il est possible de confier sa santé aux applications et objets connectés lorsqu’ils ont été validés et qu’ils ont une place établie dans le parcours de soin du patient. En revanche, il n’est pas recommandé de la confier à des applications avançant des allégations plus ou moins trompeuses et des conseils qui peuvent parfois interférer dans le parcours de soin. Parmi les applications validées, figure par exemple toute la machinerie de surveillance du diabète ou celle du suivi de l’insuffisance cardiaque. Ce sont effectivement des produits de santé, prescrits par des médecins et qui ont été évalués médicalement pour des indications spécifiques. Une telle application a sa place à partir du moment où elle est prescrite au bon moment et à la bonne personne. 

Citons aussi les applications de thérapies comportementales et cognitives pour l’insomnie, dont certaines sont actuellement évaluées médicalement pour être bientôt remboursées. Ce sont des outils numériques qui font partie des recommandations d’experts. Autre exemple, lors du développement de l’application d’accompagnement nutritionnel Obécoach, au sein de l’hôpital Bichat Claude-Bernard, nous avons travaillé sur le comportement alimentaire et non sur l’injonction (« Mangez ceci, ne mangez pas ça ! »). Enfin, l’efficacité d’une application en santé doit être prouvée par l’évaluation de son rapport bénéfices/risques dans le cadre d’un essai clinique. Pour Obécoach, dont l’étude clinique réunissant 350 volontaires se poursuit jusqu’à juillet 2025, nous évaluons, d’une part, les changements de comportements liés à la nutrition et à l’activité physique et, d’autre part, la santé mentale. C’est la première fois que nous réalisons en France un essai de cette envergure avec une application en santé.

Propos recueillis par J. P.

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