Des moustiques génétiquement modifiés pour lutter contre la propagation des maladies ?

Présente en Alsace depuis plusieurs années, la population invasive de moustiques tigres s’est répandue comme une traînée de poudre, ayant le potentiel de transporter avec elle une nuée de virus dangereux pour les humains. Retour sur l’épopée de cet indésirable compagnon à six pattes et focus sur les recherches scientifiques de pointe menées actuellement à Strasbourg, afin d’enrayer la propagation de ces maladies via la modification génétique des moustiques.

Cet article est la retranscription de l’émission « Eurêka » diffusée sur l’antenne de RCF Alsace le 19 septembre 2024, en partenariat avec la Délégation régionale Inserm Est. Cet épisode est réécoutable en cliquant ici.

Ces dernières semaines, peut-être avez-vous croisé de drôles de cosmonautes dans certains quartiers de l’Eurométropole de Strasbourg, déambulant la nuit et équipés d’imposants pulvérisateurs… Rassurez-vous, vous n’êtes pas victime d’hallucinations : il s’agissait en fait d’opérations de démoustication menées par les autorités sanitaires. 

Si de tels dispositifs ont été déployés, c’est parce que plusieurs cas de dengue ont été recensés… et ce n’est pas une situation isolée dans l’Hexagone. D’après les dernières données de Santé Publique France, entre mai et début août 2024, près de 1000 cas importés de dengue, 10 cas importés de chikungunya et 2 cas importés de Zika ont été identifiés en France hexagonale, ainsi qu’une poignée de cas dits autochtones, c’est-à-dire que la maladie a été contractée sur le territoire national et pas au retour d’un voyage dans une zone présentant des risques. La plupart des infections que les virus de la dengue, zika et du chikungunya provoquent sont sans gravité, mais des complications sévères voire mortelles ne sont pas à exclure. Le point commun de ces trois virus ? Ils peuvent être transmis par le moustique tigre… qui est désormais implanté dans 78 départements métropolitains. 

Car oui, l’histoire du jour est celle d’un voyageur à 6 pattes. Aedes albopictus est en effet originaire de l’Asie du Sud-Est ; on lui préfère le doux nom de « moustique tigre », en raison de ses rayures noires et blanches. A partir des années 1970, il envahit progressivement la planète à la faveur des échanges commerciaux : c’est le début des gigantesques conteneurs qui traversent les océans et des flux de marchandises en tout genre qui transitent d’un coin à l’autre du globe. Et parmi ces marchandises, un passager embarqué à son insu : le moustique tigre, niché dans l’eau stagnante des pneus usagés destinés au recyclage. Dans le sillon de la mondialisation, le réchauffement climatique explique aussi les répartitions actuelles et l’augmentation du territoire conquis par le moustique tigre. Il s’est ainsi répandu dans tout le sud de l’Europe, avant de remonter progressivement vers le nord, suivant les grands axes routiers ; notre voyageur est aussi un auto-stoppeur. Il fête cette année sa vingtième bougie de présence en France, et sa dixième en Alsace ! Il faut dire que le moustique tigre, bien que minuscule, est coriace et s’épanouit particulièrement dans des zones urbaines et périurbaines, pourtant inhospitalières pour bien des espèces. 

Les moustiques ne sont pas dangereux en tant que tels, ce sont les virus qu’ils peuvent véhiculer qui le sont – on dit que les moustiques sont vecteurs de ces maladies. Sur les 3500 espèces de moustiques différentes présentes sur Terre, seules quelques-unes sont vectrices ; bingo, c’est le cas du moustique-tigre. 

Pour bien comprendre la suite, intéressons-nous un instant à son cycle de vie. Le moustique tigre se nourrit de nectar de fleur et seule la femelle pique ; pour ce faire, elle se nourrit de sang, contrairement au mâle donc, car elle a besoin des protéines qu’on y trouve pour que ses œufs puissent éclore. La femelle pond après chaque repas sanguin ; sa durée de vie se situant autour d’un mois, elle peut théoriquement prendre une dizaine repas, générant jusqu’à 150 œufs chacun, et, je vous laisse faire les calculs… pondre environ 1500 œufs.

Étape 1 : accouplement ; étape 2 : repas sanguin. Quelle est donc la suite des réjouissances ? Direction de l’eau stagnante pour pondre ses œufs, qui contiendront autant de larves en se développant dans l’eau. Le temps fait son œuvre, et au bout de deux semaines les larves se transforment en nymphe (un peu l’équivalent de la chrysalide pour le papillon) d’où émergera le moustique adulte, qui entamera sa vie d’insecte volant.

Ah, et dernier point : je les disais coriaces, je n’exagérais pas car si les œufs venaient à manquer d’eau, ils s’avèrent capables de mettre en pause leur développement jusqu’à être à nouveau immergés plus tard. Idem en hiver, où ils se mettent en diapause qui est en fait une sorte d’hibernation.

Bref, l’équation s’annonce difficile pour répondre à ce qui s’annonce devenir un problème de santé publique majeur. Comment lutter efficacement contre la propagation des maladies transmises par les moustiques-tigres ? Certes, notre voyageur a plus d’un tour dans son sac, mais vous allez voir, nos scientifiques aussi… 

La transgénèse à l’étude pour contrer la propagation des maladies

A Strasbourg, la recherche scientifique sur ces incommodants insectes volants est bien antérieure à leur arrivée dans la région. Éric Marois est chercheur Inserm à l’Institut de biologie moléculaire et cellulaire (CNRS), au sein de l’unité dirigée par Stéphanie Blandin. Leur outil de travail ? Un insectarium dernier cri et très sécurisé, implanté sur le campus central de l’Esplanade et porté par le CNRS et l’Université de Strasbourg. Cette installation technique de pointe est dédiée à l’élevage de moustiques et à la production de lignées génétiquement modifiées afin d’étudier et mieux comprendre le lien entre pathogène (la maladie) et vecteur (le moustique).

Depuis près de 20 ans, Éric Marois travaille sur des espèces de moustiques responsables de la propagation de maladies, comme le paludisme. Comprendre les mécanismes biologiques qui se jouent pour proposer de nouvelles stratégies de lutte contre les maladies, voilà ce qui anime le chercheur devenu un spécialiste du moustique transgénique. Éric Marois met au point des techniques de plus en plus sophistiquées de transgénèse, qui consistent à introduire un ou plusieurs gènes dans un organisme vivant afin d’étudier leur fonctionnement ou créer des nouvelles variétés. Autrement dit, il est question d’éditer une partie du génome ; le génome, c’est l’ensemble de l’information génétique d’un organisme contenu dans chacune de ses cellules sous la forme de chromosomes. Depuis quelques années, c’est désormais notre fameux moustique-tigre qui retient toute l’attention d’Éric, dont une partie des recherches est financée par l’Agence Nationale de la Recherche. 

Celles-ci s’appuient principalement sur une technique, qu’on peut sans exagérer qualifier de révolutionnaire, au point qu’elle a valu le prix Nobel de chimie 2020 à ses deux découvreuses, l’une française et l’autre américaine. Relativement récente, elle permet d’enlever des parties indésirables du génome pour les remplacer par de nouveaux morceaux d’ADN, avec une grande précision. Cette technique porte le doux nom de CRISPR-Cas9, mais évitons-nous cet acronyme indigeste et retenons l’idée d’un outil qui fonctionnerait comme une paire de ciseaux. Celle-ci permet de supprimer des gènes à un endroit précis du chromosome et de les remplacer par une séquence d’ADN choisie et présentant des caractéristiques particulières. 

En utilisant ces ciseaux moléculaires, on peut faire en sorte que la modification génétique qu’on introduit se transmette à la descendance de manière très efficace. Vous comprenez maintenant qu’il devient possible de modifier cette population invasive de moustique-tigre grâce à des modifications ciblées de son ADN. 

Deux scénarios envisagés

Plus précisément, Eric Marois distingue deux stratégies innovantes pour combattre les moustiques vecteurs de maladie, entre extinction de l’espèce et modification génétique empêchant la transmission du pathogène à l’humain. La première option explore la possibilité de transformer les femelles moustiques-tigres en mâles, afin de diminuer la proportion de femelles dans cette population invasive et, à terme, envisager l’extinction de celle-ci. Vous comprenez la logique : pas de femelles, pas d’œuf, pas d’œuf, pas de larves et ainsi de suite. Cette perspective est rendue vraisemblable par l’introduction d’un gène masculinisant, naturellement présent dans l’espèce, à l’aide des ciseaux moléculaires sur lesquels vous êtes désormais incollables. Exprimer ce transgène invasif chez une femelle suffirait à la transformer en mâle car cette caractéristique génétique est déterminée par un seul gène chez le moustique tigre. Chez les mâles génétiquement modifiés, le gène masculinisant va ainsi infecter les chromosomes qui ne le possèdent pas et toute leur descendance sera alors masculine. Ce scénario ne nécessiterait pas l’introduction d’une masse critique importante dans le milieu, puisqu’en quelques dizaines de générations de moustiques, soit deux à trois ans, la densité de la population serait drastiquement réduite.

Au cas où cette première piste ne serait pas concluante, Eric Marois également planche sur une variante de la Technique dite de l’Insecte Stérile. Le principe est simple : rendre les mâles stériles, pour éviter la reproduction et limiter la prolifération. Les femelles ne s’accouplent en effet qu’une seule et unique fois : si elles le font avec un mâle stérile, elles pondront des œufs qui ne donneront pas de descendance viable. Notre chercheur strasbourgeois développe une variante de cette technique, visant à rendre stériles les filles d’un mâle génétiquement modifié. Sans l’éradiquer totalement, cette approche limiterait fortement la population de moustiques. Surtout, elle nécessiterait d’introduire dans la nature une quantité suffisamment importante de moustiques mâles stérilisés en laboratoire… Mâles qui, comme nous l’avons vu dans la première partie de l’émission, ne piquent pas et ne transmettent donc pas de maladies aux humains.

Deux moustiques vus à travers un microscope. La spécimen présenté à droite est d'une couleur vert fluo : il s'agit d'un moustique tigre femelle, masculinisée par le transgène.
A droite, un moustique tigre femelle fluorescente, masculinisée par le transgène. ©Eric Marois

Dans un cas comme dans l’autre, on comprend bien que l’identification des mâles et des femelles est cruciale. Je vous entends d’ici : comment diable s’y prennent-ils pour distinguer les moustiques mâles et femelles ? Si je vous réponds que les mâles sont d’une couleur vert fluo intense visible en un coup d’œil contrairement aux femelles vous ne me croirez pas… et pourtant c’est vrai… en tout cas au laboratoire ! Eric Marois utilise en effet la transgénèse pour produire des moustiques mâles fluorescents. Quand nos petites bêtes sont encore au stade de l’œuf, il insert un gène entraînant la production d’une protéine fluorescente verte sur la partie spécifique du chromosome déterminant le sexe. Le tour est joué : il dispose maintenant de lignées dont les mâles sont intensément fluorescents, tandis que les femelles restent non fluorescentes. Un tri des larves selon leur fluorescence peut être facilement effectué à l’aide des équipements adéquats, ouvrant ainsi la voie à une production de mâles à grande échelle en vue de leur lâcher.

Un nécessaire débat de société avant d’aller plus loin

Des expérimentations analogues à celles qui nous intéressent aujourd’hui ont déjà fait l’objet de tests grandeur nature, par exemple au Brésil, en Floride, ou de manière un peu différente à La Réunion. Toutefois, ces démarches ne se font pas sans susciter une certaine levée de boucliers, notamment en Floride où la controverse est particulièrement vive. En cause : des inquiétudes concernant le recours aux moustiques génétiquement modifiés et la crainte de conséquences délétères sur la biodiversité et la chaîne alimentaire.

Comme souvent en science ou lorsqu’une nouvelle technologie est mise au point, on ne peut raisonnablement faire l’économie d’un débat éclairé entre la communauté scientifique et la société dans son ensemble. En l’espèce – pardonnez-moi l’expression‑, tout l’enjeu porte sur la mise en balance des techniques existant actuellement pour lutter contre les maladies transmises par les moustiques, et les approches innovantes dont celles que nous évoquons aujourd’hui. Les tenants de ces nouvelles stratégies insistent sur les conséquences néfastes des insecticides utilisés jusqu’alors, à la fois sur les écosystèmes et sur la santé humaine. Ces nouvelles techniques constitueraient des alternatives plus respectueuses de l’environnement. Surtout, à force de recourir à de tels insecticides, les moustiques-tigres y sont de plus en plus résistants ; ces produits font donc l’objet d’une inefficacité croissante. 

Quant à la crainte que ces nouveaux outils portent atteinte à l’espèce dans son aire géographique d’origine ou aient des répercussions inopinées sur d’autres espèces de moustiques, les risques sont semble-t-il très faibles. Selon l’état des connaissances actuelles, il est en effet peu vraisemblable que des moustiques génétiquement modifiés puissent faire le chemin inverse jusqu’en Asie du Sud-Est, d’où ils proviennent originellement, car à la manière d’un incendie, ils rencontreraient des obstacles naturels sur leur chemin… à moins qu’ils empruntent les moyens de transports humains, qui rappelons-le ont joué un rôle décisif dans l’exportation planétaire de l’espèce – la rendant, de fait, invasive. Par ailleurs, la probabilité d’un transfert à une autre espèce des transgènes utilisés serait proche de zéro, tant l’information génétique utilisée est spécifique à l’espèce du moustique-tigre, qui n’a d’ailleurs pas de cousins proches en Occident. 

Il n’en demeure pas moins que de profondes questions éthiques sont soulevées et que des inquiétudes quant à une utilisation détournée de tels outils à des fins malveillantes persistent. 

A ce jour, et face à cet enjeu de santé publique majeur, il n’existe aucun traitement antiviral contre les trois virus que le moustique-tigre véhicule (vous les connaissez par cœur maintenant : dengue, Zika et chikungunya), ni aucun vaccin contre ces deux derniers. 

En attendant, la lutte peut et doit s’organiser à l’échelle citoyenne : soyons toutes et tous vigilants en évitant au maximum l’eau stagnante ! Les jardins sont souvent un terrain extrêmement propice pour la ponte des moustiques-tigres, avec des jardinières, coupelles ou autres arrosoirs dans lesquels stagnent un fond d’eau. Attention également aux gouttières obstruées ou aux gamelles d’eau pour vos animaux de compagnie qu’il convient de changer quotidiennement.